Ici commence l’Apocalypse des hommes

Il cavallo rosso - edizione franceseLe cheval rouge d’Eugenio Corti, chef-d’œuvre de la littérature italienne, dont les éditions L’Âge d’Homme nous avaient offert la première traduction en 1996, vient avec bonheur d’être réédité par les éditions Noir sur Blanc. Justement comparé aux grandes fresques de Soljénitsyne et de Tolstoï, ce livre tient de bout en bout le lecteur.

Le «cas» Eugenio Corti, comme le qualifie son préfacier, l’universitaire François Livi, n’est pas banal. Il débute sa carrière de romancier à 62 ans. En 1983, après onze années d’un travail de bénédictin pour «ordonner ses souvenirs, en vérifier l’exactitude, s’appuyer, pour étayer le récit d’événements dont il n’a pas été le témoin oculaire, sur une documentation fiable, de première main», il rédige un ouvrage historique de plus de 1400 pages (traduction française) qui, en dépit du refus des éditeurs qui ont pignon sur rue et des critiques littéraires qui n’appréciaient guère sa liberté d’opinion et sa vision des événements relatés, connaîtra un succès grandissant auprès d’un large public, de multiples rééditions ainsi que de nombreuses traductions.

Né le 21 janvier 1921 à Besana, en Lombardie, Eugenio Corti a traversé la guerre, d’abord sur le terrible front russe, dans lequel il s’est engagé pour connaître la réalité du monde communiste, puis dans le corps italien de libération pour chasser l’ancien allié allemand. La guerre et son déferlement d’horreurs sont bien une réalité qu’il a vécue. S’il n’a pas connu la Première Guerre mondiale, cette dernière est encore dans tous les esprits.

Au cœur de l’Italie profonde
«Sortit alors un autre cheval rouge de feu ; à celui qui le montait fut donné le pouvoir de bannir la paix de la terre pour faire s’entre-tuer les hommes» (6,4) : c’est de l’Apocalypse de Jean qu’Eugenio Corti tire le titre de son œuvre divisée en trois parties.

La première, qui porte le titre du roman Le cheval rouge, nous mène à Nomana, paisible village de la Brianza, territoire historique de la Lombardie, «épicentre» du livre d’Eugenio Corti. La vie y est paisible, ordonnée autour de l’Église, rythmée par le travail des champs. Les premières évocations du lieu et des hommes révèlent un style pur, précis, d’une poésie simple et attachante, mais non dénuée d’humour et de sagacité. Les trois premières pages lues, on comprend que l’on démarre une grande aventure livresque.

Peu à peu, Eugenio Corti met en scène les personnages du livre. Il nous en décrit avec subtilité les traits de caractère, les sentiments et l’histoire familiale qui éclairent les attitudes et les choix des uns et des autres dans l’enchaînement des événements.

Ambrogio Riva est l’un des héros-clés dont l’auteur se servira pour raconter son expérience de la guerre. Ambrogio est le fils aîné de Gerardo Riva, un industriel fabricant de textiles qui a d’abord été ouvrier. Gerardo est un paolotto, un fervent catholique pratiquant, soucieux de ses devoirs. Ses six filles et garçons joueront un rôle important dans ce récit fourmillant de situations joyeuses, dramatiques, sur prenantes, ni plus ni moins que la vie. Un membre de la famille, et non des moindres, Manno, le neveu orphelin élevé comme un fils, se révélera un des héros les plus attachants.

On est à la veille de la déclaration de guerre. Dans le village, certains ont du mal à se faire à cette idée et fustigent les excités de la ville de Milan, «ces salauds d’étudiants et toute cette canaille qui manifestent pour y être. En 15 déjà, tout a commencé comme ça». À Nomana et un peu partout en Brianza, le fascisme est ressenti comme étranger. Pour l’heure, c’est l’attente et la crainte qui dominent. On prie avec plus de ferveur que de coutume.

La guerre est déclarée à la France le 10 juin 1940. Mussolini a proclamé avec emphase : «Une heure mémorable emplit le ciel de notre patrie, l’heure des décisions irrévocables » Dans les jours qui suivent, Stephano, le solide paysan, ami d’Ambrogio, reçoit sa feuille de route. Il est enrôlé chez les bersagliers, ces soldats d’infanterie parmi les plus exposés, qui feront preuve, avec les chasseurs alpins, d’un merveilleux courage.

Nomana vit maintenant au rythme de la guerre. Sans trop de rudesse, la vie continue moyennant des cartes de ravitaille ment. Ambrogio poursuit sa vie d’étudiant avec son ami Michele Tintori, fils unique d’un grand invalide de 14-18 et artiste sculpteur. Comme son père, Michele est une graine d’artiste, un écrivain de vocation qui, dès le collège, écrivait des romans historiques au grand dam de ses professeurs. On comprendra qu’Eugenio Corti s’incarne sous les traits de ce personnage dont l’engagement politico-religieux traduit sa pensée propre.

«Comment fait-on pour écrire si l’on n’a pas d’abord fait l’expérience de la réalité, l’expérience de la vie? Maintenant nous avons dix-neuf ans, il est trop tôt pour écrire», fait-il observer à Ambrogio.

La profondeur de la foi de Michele l’aidera à affronter les pires épreuves, à sur vivre aux horreurs vécues en Russie, à rester humain en toutes situations. Alors qu’Ambrogio se désole du martyre que subit son père par ses blessures de guerre et s’interroge sur la raison de cette im mense douleur, sur «son rôle dans l’économie du salut de tous», Michele lui répond que «ce ne sont pas des raisons humaines […] ; à l’école, ils nous ont tout simplement transmis ce que le Christ a enseigné avant de se livrer aux bourreaux pour être mis en croix. Mon père, lui, aide le Christ […]. Il souffre la passion du Christ, et il est conscient de le faire.»

Un Guerre et paix transalpin
La guerre traîne. En février 1941, les étudiants sont appelés sous les drapeaux. Commence l’apprentissage des armes. Ambrogio dans l’artillerie. Michele dans l’infanterie, «l’arme qui […] te donne le moyen d’être en contact avec le peuple».

Enjuin 1941 débute la campagne de Russie. Mussolini y envoie un corps expéditionnaire. Michele s’y porte volontaire pour voir «ce qu’ont réellement fabriqué les communistes […], pour parler avec les Russes ordinaires, les ouvriers, les paysans, avec tous». Son vœu ne sera exaucé qu’en février 1942. Et il ne sera pas déçu, et le lecteur de Corti non plus, tant sont riches d’enseignements et d’anecdotes les témoignages du romancier.

Après Stephano, c’est Ambrogio qui rejoint le front russe. Ce voyage interminable lui fait découvrir la réalité de la vie en Pologne, en Union soviétique, la cohabitation difficile entre Allemands et Italiens. Les troupes de l’Axe ont progressé jusqu’en décembre 1942. Mais les Russes contre-attaquent et enfoncent le front.

Une retraite terrible commence pour les troupes italiennes. Les Allemands venus en renfort et les corps d’élite italiens ne peuvent éviter un harcèlement impitoyable, les souffrances et les atrocités. Tantôt objectives, tantôt relatées par ses héros, les descriptions d’Eugenio Corti sont d’un réalisme et d’une précision parfois insoutenables. Malgré une éphémère stabilisation du front en mars 1943, les héroïques divisions sont détruites et la défaite est complète.

S’ouvre alors la deuxième partie: Le cheval livide, un cheval verdâtre. «Il lui fit donner pouvoir sur le quart de la terre pour faire périr par le glaive, par la famine, par la peste et par les bêtes sauvages de la terre» (6,8). S’appuyant sur les archives soviétiques et italiennes, Eugenio Corti révèle l’élimination des prisonniers italiens assimilés à des fascistes, le massacre des prisonniers qui ne peuvent plus marcher, leur lente agonie dans les camps de concentration, la famine, les scènes de cannibalisme. 45000 Italiens mourront en captivité et seulement 10000 regagneront leur pays. Quelques témoignages de fraternité et de charité entre déportés politiques et militaires, hommes et femmes, éclaireront cependant ce récit sur l’«empire du mal».

Le cheval livide continue de frapper lorsque l’armistice est signé le 8 septembre 1943. Les «derniers soldats du roi» d’Italie, dont Manno, combattent auprès des Alliés pour chasser l’occupant allemand pendant que les rivalités entre maquisards et fascistes déroulent leur litanie de représailles, de trahisons, de vengeances, de dénonciations et de sauvagerie.

Après les élections de 1948, les événements s’apaisent, mais le communisme s’est donné une large place en Italie. Les valeurs profondes de la «civilisation alpine» défendues par Corti, fondées sur l’honnêteté, la solidarité, l’amour du travail, les valeurs chrétiennes, disparais sent au profit d’une bien-pensance marxisante qui polluera aussi bien les esprits des dirigeants de la Démocratie chrétienne que du haut clergé.

L’arbre de vie, la troisième partie, est celle de l’arbre «qui fructifie douze fois, une fois par mois, et dont les feuilles servent à la guérison des nations» (22,2). Nomana reprend vie et ses héros connaissent leur lot d’amours, d’occasions ratées, d’échecs, d’illusions et de projets.

Le cheval rouge est un très grand roman animé d’un souffle épique qui vous emporte de la première à la dernière page. Et lorsque celle-ci arrive, on reste pantois d’admiration et d’émotion. Tout y est parfait : le rythme, le style et la technique du récit, les descriptions des situations et les portraits des protagonistes de tous horizons, ainsi que les réflexions sur les totalitarismes, sur le mal, la religion, l’art, l’amour. Toutes réflexions nuancées, sensibles, intelligentes et enrichissantes.

(Gérard Landry, dicembre 2020/gennaio 2021, Éléments)