L’Italie au-delà de la péninsule – Le Cheval rouge, Eugenio Corti
Au cours de ces longs mois durant lesquels on s’est d’abord préoccupé de se couper du monde, des publications sont passées inaperçues faute de connaître une diffusion ordinaire. Il est encore temps de réparer des oublis[ 1].
Eugenio Corti, Le Cheval rouge, traduit de l’italien par Françoise Lantieri, préface et postface de François Livi, Les Editions Noir Sur Blanc, 2020, 1420 p. (Il existe aussi une édition électronique.)
En 2020, les éditions Noir Sur Blanc, dont le catalogue est souvent alimenté par la littérature de l’Est, ont réédité un ouvrage paru en 1983, devenu rapidement célèbre en Italie. Sa traduction française, en 1996, avait touché « the happy few ». Mais elle était devenue introuvable et ceux qui avaient la chance d’en posséder un exemplaire le gardaient jalousement.
Ce livre retrace trente ans d’histoire de l’Italie (et d’une partie de l’Europe en guerre), partant d’un matériau autobiographique. Eugenio Corti (1921-2014) était lombard, catholique, fils d’un industriel issu du monde ouvrier. Engagé en 1940, il demande à partir pour le front de l’Est. Il veut savoir ce qui s’y passe. Rescapé de la débâcle de l’hiver 1942-1943 dont « la plupart ne reviendront pas[2] », il participe aux combats de la fin de la guerre contre l’armée allemande, dans le Trentin et dans le Haut-Adige. Deux décennies plus tard, il trouve dans sa foi l’énergie de décrire les monstruosités qu’il a connues, celles du cavalier de la guerre et du sang que dévoile l’Apocalypse de saint Jean (VI,4).
Le cheval de feu
« Sortit alors un autre cheval, rouge feu ; à celui qui le montait fut donné le pouvoir de bannir la paix de la terre pour faire s’entre-tuer les hommes. Et on lui donna une grande épée. »
En ouverture de l’ouvrage, une bucolique. Dans la campagne lombarde, des paysans et des bêtes sont à leur besogne au printemps 1940 ; le pays n’est pas encore en guerre, chacun profite d’une dernière pause avant le saut. Et même si la guerre ne venait pas jusque-là, c’est l’usine et la ville qui troubleraient le village où quarante-trois perches de terre ne suffisent plus à vivre. Quel avenir attend les enfants ?
Des jeunes gens qui veulent toucher à leurs limites, quoi de plus fréquent à cet âge : comment vont-ils se comporter dans la guerre et la souffrance ? Pour l’apprendre, Michele, Ambrogio, Luca, Stefano s’engagent et passent en peu de temps de la caserne, où ils ont été reçus par un sergent mal fagoté, aux cauchemars du front de l’Est[3]. Leurs autres camarades s’éparpillent sur tous les autres fronts qu’avaient entretenus les ambitions impériales du fascisme. Manno est en Libye puis en Grèce, Pierello en Croatie, Igino en Macédoine, peut-être en Albanie — on ne sait, la censure a caviardé ses lettres.
Le récit de la campagne de l’Est a beaucoup marqué les lecteurs — les derniers combats dans la poche encerclée, la retraite des rescapés dans la steppe en hiver, la découverte des camps russes, le courage barbare des troupes allemandes, la férocité de tous, qui ne s’en souviendrait ? Pourtant, avec tout autant de puissance, Le Cheval rouge accompagne aussi ses personnages, « petites gens appelées à bâtir l’histoire[4] », sur toutes les rives de cette Méditerranée où Rome veut reprendre pied. Accessoirement, le roman rappelle aux historiens qu’il est un peu court de toujours traiter l’armée italienne comme une compagnie d’opérette.
La guerre vue d’Italie
Les Italiens n’étaient pas chauds pour s’en aller en guerre et les conscrits étaient médiocres, mal ou peu instruits. Surtout, l’armement était obsolète, les munitions et les véhicules insuffisants. Le pays n’avait récemment gagné que des guerres coloniales — la Libye, l’Éthiopie. Contre des Britanniques et contre des Russes, contre des partisans grecs et yougoslaves, la partie sera moins facile. Les Italiens représenteront néanmoins le gros des troupes dirigées par Rommel en Libye et en Egypte. Ils entreprendront d’attaquer l’Albanie puis la Grèce, ils se battront en Afrique de l’Est. Leurs moyens n’offraient pas grand espoir de succès, certaines unités, comme les Alpini[5] et les nageurs de combat, ont cependant laissé à leurs adversaires un souvenir respectable.
Le temps d’une permission, le récit revient à la péninsule, s’attarde dans les hôpitaux militaires, parle des mères torturées par la disparition d’un fils. En Italie s’achève un premier temps de la guerre avec le bombardement des villes et la fin du fascisme dans le sud. La guerre civile vient. Le temps d’une information radiophonique — Mussolini est chassé par le roi —, des foules jusqu’alors placides se livrent au lynchage des porteurs d’insigne fasciste. Les combats de partisans commencent et les vengeances suivent.
L’histoire est providentielle
Le Cheval rouge n’est pas seulement un grand livre d’histoire qui révèle au public français l’étendue des combats et l’immensité des pertes durant la guerre. La dernière partie s’attache à la reconstruction de l’Italie, toujours au filtre de l’expérience de ces Lombards villageois qui s’appliquent à refaire un monde en paix. Mais aussi au filtre d’une vision chrétienne que beaucoup de lecteurs enthousiastes préfèrent méconnaître ou tenir pour accessoire. Ne serait-elle qu’une coquetterie de l’auteur ? Que nenni, Corti reprend la main pour affirmer que l’histoire est providentielle :
« Nous pensons que ce fut bel et bien à travers les choix et surtout l’action – en elle-même tout autre que sainte, mais qui s’est avérée ensuite salvatrice – du secrétaire du parti communiste Togliatti [que le fascisme a disparu sans bain de sang]. […]. (En conclusion : Togliatti fut-il « homme de la Providence », en tant que faisant partie des desseins de Dieu, comme l’avait été Mussolini avant lui ? C’est ce que nous pensons[6].) »
L’Italie est redevenue un pays prospère et dynamique et sa vie politique est toujours en pagaille. Mais après tant d’erreurs si durement payées, le pays n’a pas connu les mêmes règlements de comptes que ses voisins. Les bisbilles de Don Camilo et Peppone ont suffi.
Le Maître et Marguerite avait confié à Lucifer et sa cour le soin de mener le bal. Le Cheval rouge laisse le dernier mot à un esprit, mais il s’agit d’un ange. « À ce moment, l’ange de Michele fit un geste circulaire de salut. ‘Eh bien, je dois redescendre, dit-il avec un demi-soupir, ma place est encore là-bas’, et il entrouvrit les ailes pour se lancer dans le tragique monde des hommes. »
Un site régulièrement alimenté et agréable à lire (en italien) est consacré à Eugenio Corti et son œuvre https://www.eugeniocorti.net/.
NOTE
[1] Pierre Adrian pour Le Figaro et Christopher Gérard pour Causeur ont cependant rendu compte élogieusement de cette parution, le 19 février et le 17 mai 2020.
[2] Titre du témoignage qu’il publie en 1947 (II più non ritornano), traduction française aux éditions de Fallois – L’Âge d’Homme en 2003.
[3] La plupart ne reviendront pas: Vingt-huit jours dans une poche du front russe (hiver 1942-1943), trad. François Livi, Paris, éd. de Fallois, 2003, 252 p.
[4] Le Cheval rouge, préface de François Livi.
[5] L’équivalent de nos chasseurs alpins.
[6] Le Cheval rouge, p. 1509.
(Marie-Danielle Demélas, 24/02/22, Conflits)