Corti entre terre et Ciel
Trois ans après le succès de l’édition française du “Cheval rouge”, Eugenio Corti publie “Parole d’un romancier chrétien”, méditation sur sa vie et son oeuvre.
Corti, Eugenio. Ecrivain catholique italien. Un jour, peut‑être, on lira sa notice dans les dictionnaires. Aujourd’hui, son nom ne dit rien au grand public français. Pourtant, le cercle de ses admirateurs va grandissant. Ceux qui le tiennent pour un auteur majeur l’ont découvert en 1997, lorsque son chef d’oeuvre, Il Cavallo rosso, a été traduit en français. Ils liront avec profit les entretiens qu’il a accordés à une journaliste italienne, Paola Scaglione Ils viennent de paraître en français sous le titre Parole d’un romancier chrétien.
Interrogé sur sa conception de l’Histoire, Eugenio Corti se réfère à saint Augustin et à la Cité de Dieu. “ Cette vision, explique‑t‑il, je l’ai découverte en Russie. ” Pendant la guerre, s’affrontaient là‑bas deux cités terrestres: celle des communistes et celle des nazis, toutes deux fondées sur la force et le mensonge. Corti, lui, se veut un apôtre de la cité céleste, celle qui, selon l’évêque d’Hippone, rassemble ici‑bas les justes qui demain seront unis à Dieu.
Il est né le 21 janvier 1921 à Besana, en Lombardie, au sein d’une famille nombreuse. Sa grand’mère était une cousine de Pie XI, son père un industriel qui appliquait la doctrine sociale de l’Église. A Milan, il fréquente le collège puis la faculté de droit de l’université catholique. Pendant un trimestre seulement, car en 1940 il est mobilisé. Après un an d’instruction comme élève‑officier, il se porte volontaire pour le front russe: ‑ Pour me faire une opinion, explique‑t‑il, sur les résultats de l’effort gigantesque que les communistes avaient fait pour bâtir un monde nouveau : un monde complètement dégagé de Dieu, voire tourné contre Dieu. ‑ A suivre ce parcours, on mesure combien le Cheval rouge s’enrichit d’éléments autobiographiques, notamment la figure de Michele, ce double d’Eugenio Corti.
Arrivé en juin 1942 en Russie, Corti participe, du Donetz au Don, à l’avancée des troupes de l’Axe. Le 6 décembre est déclenchée la contre‑attaque soviétique. Le 19 décembre, les Italiens font retraite dans le plus grand désordre. Eugenio Corti est artilleur. Enfermé dans une poche, son corps d’armée abandonne son matériel, ses canons, ses munitions, et ses camions quand le carburant est épuisé. A pied, dans le froid inhumain de l’hiver russe, le futur écrivain subira les vingt-huit jours les plus atroces de sa vie. Le 16 janvier 1943, il compte parmi les rares rescapés de cette odyssée tragique. La sauvagerie du conflit le hante encore. “ Sur le front russe, soupire-t‑il, nous, les Italiens, avions l’impression d’être des personnes civilisées entraînées dans un gigantesque affrontement de barbares: les Russes et les Allemands avaient l’habitude de tuer tous leurs prisonniers , et parfois les Allemands, avant de battre en retraite, achevaient aussi leurs propres blessés. ”
Corti derrière Homère et Tolstoï.
Rapatrié, réformé, il reprend ses études. Cependant, en 1943, après que Rome a changé de camp, il s’engage dans le Corps de Libération italien, ces soldats oubliés de l’histoire. Démobilisé en 1945, Corti achève enfin son cursus de droit. Puis travaille dans le service juridique de l’entreprise textile de son père. Mais sa passion est l’écriture.
Son premier livre, La plupart ne reviennent pas, paraît à Milan en 1947. Sous‑titré Journal de vingt‑huit journées dans une poche sur le front russe, hiver 1942‑1943, c’est un récit bouleversant. La participation de Corti à l’ultime campagne pour la libération de l’Italie lui inspire les Derniers Soldats du roi, roman publié en 195 1. En 1962, il fait paraître une pièce de théâtre: Procès et mort de Staline.
Les années soixante‑dix sont pour lui consacrées à la rédaction du Cheval rouge: onze ans de labeur solitaire. Lors de sa parution, en 1983, Eugenio Corti a soixante‑deux ans. Les grands éditeurs italiens ont reculé devant l’anticonformisme du livre, qui prend de face la version officielle de la Seconde Guerre mondiale et dénonce le marxisme de l’intelligentsia transalpine, en s’appuyant qui plus est sur une culture profondément catholique. C’est donc chez un petit éditeur milanais, Ares, que le roman paraît. Il ne bénéficie d’aucune publicité, et subit la loi du silence de la critique installée. C’est le bouche‑à-oreille qui assurera son triomphe : de réédition en réédition, 100 000 exemplaires du Cheval rouge ont été vendus en Italie. En 1986, un quotidien de Turin lance auprès de ses lecteurs une enquête sur le plus beau roman italien des dix dernières années : dans ce palmarès, Eugenio Corti distance Leonardo Sciascia et Alberto Moravia. Le livre est traduit: américain, espagnol, français, japonais, lituanien, roumain.
Le Cheval rouge, dans l’Apocalypse de saint jean, sème le vent et récolte la tempête. Cette monture allégorique a donné son titre au roman de Corti. Une fresque de mille pages qui, à travers une série de destins entrecroisés, reconstitue la trame politique, intellectuelle, morale et spirituelle de l’Italie des années quarante aux années soixante‑dix: le choc de la Seconde Guerre mondiale, l’attrait pervers exercé par les idéologies totalitaires (communisme fascisme, nazisme), la confrontation d’une société chrétienne avec l’athéisme et l’hédonisme matérialiste du monde moderne.
Le roman commence et se clôt à Nomana, petit village de la Brianza (région de Lombardie où Corti est né et vit toujours), entre Milan et le lac de Côme. Au centre de l’action, les Riva ‑ une famille de paolotti (des catholiques pratiquants). Le père, un autodidacte, est industriel. Son fils Ambrogio est étudiant en économie. Son neveu Manno, qu’il a adopté, étudie l’architecture. Les cousins sont amis avec Michele Tintori, étudiant en droit et écrivain en herbe, qui plus tard épousera une des d’Ambrogio. Ce trio est également à Stefano, un jeune fermier du voisinage. A Nomana, la lutte des classes est inconnue, tout comme l’individualisme des grandes villes. Le roman, toutefois, va raconter l’effondrement de cette société traditionnelle.
Ambrogio, Manno, Michele et Stefano, nés au moment où le fascisme a pris le pouvoir, n’ont jamais été envoûtés par les imprécations mussoliniennes. En juin 1940 ‑ lorsque débute le roman ‑, ils n’ont cependant pas le choix: âgés d’à peine vingt ans, les voilà embarqués dans la guerre. Mobilisés dans les bersagliers, Ambrogio, Michele et Stefano sont envoyés sur le front russe, avec le corps expéditionnaire italien qui accompagne la Wehrmacht. De cette page d’histoire dont les Français ignorent tout, le Cheval rouge fournit un récit captivant mais effrayant : c’est une descente aux enfers. En 1942, les Italiens suivent la progression des troupes allemandes jusqu’au Don, essuyant toutefois leur mépris en raison de leur indiscipline. En décembre 1942, Staline lance sa contre‑offensive. Pour les Italiens, la retraite se transforme en débâcle. Au fil de l’évocation de combats hallucinants dans la neige et la glace, Corti n’oublie pas ses héros. Stefano est tué. Ambrogio est blessé; ramené vers les lignes arrières, il reverra Nomana. Michele, prisonnier à Krinovaïa, plonge dans l’horreur des camps soviétiques: leur description (notamment les scènes de cannibalisme) glace le sang. Sur les 229 000 hommes du contingent italien, 35 000 sont morts au combat et 55 000 prisonniers; parmi ces derniers, 10 000 seulement reviendront vivants.
Manno, lui, est sous l’uniforme en Afrique. Après la défaite des troupes de l’Axe, il échappe à la captivité en regagnant la Sicile sur une barque, puis est affecté en Grèce. En 1943, Mussolini arrêté par le roi Victor‑Emmanuel, Manno poursuit la guerre au sein du Corps italien de Libération qui combat les Allemands aux côtés des Alliés. Au cours de la bataille pour le Mont‑Cassin, il trouve la mort.
Pour que ce tour d’horizon soit complet, le roman de Corti évoque aussi les maquis d’Italie du Nord, les rivalités et les règlements de comptes de la libération (30 à 40 000 assassinats en huit mois). La paix revenue, Michele est libéré, et retrouve Ambrogio. Mais à Nomana, l’harmonie d’avant‑guerre a volé en éclats: les clivages politiques et sociaux divisent la population locale, à l’instar du pays. Si le Front populaire échoue aux élections de 1948, les milieux intellectuels et culturels sont gagnés au marxisme. Et la démocratie chrétienne, saisie par le progressisme, est désarmée devant le terrorisme idéologique de la gauche. Le dernier chapitre du livre se déroule en 1974. Au Viêt‑nam, les communistes sont en route vers la victoire: en Italie, les élites applaudissent…
Des dizaines de personnages traversent ce roman, qui fourmille de détails et de descriptions lentes et minutieuses. Eugenio Corti est un écrivain à l’ancienne, qui se revendique de l’école de Homère ou de Tolstoï. Il aimerait qu’on considère le Cheval rouge comme un livre d’heures médiéval.
“Au service de Dieu”.
Au cours des années 1990, l’écrivain révise ses premiers livres, qui sont réédités, et inaugure un nouveau genre littéraire, des ‑ récits par images ,, textes rédigés comme on bâtit des pièces de théâtre ou des adaptations pour la télévision.
Parole d’un romancier chrétien constitue une sorte de commentaire de la vie et de l’œuvre de Corti. On y reconnaît son élévation d’esprit mais aussi sa grande simplicité, qui frappe ceux qui ont le privilège de le rencontrer. Son ami et traducteur, François Livi (professeur d’italien à la Sorbonne), résume ce sentiment: “ Eugenio Corti a la trempe d’un prophète, mais il est l’un d’entre nous (le talent en plus … ). ”
A près de quatre‑vingts ans, l’écrivain est heureux du succès de ses livres. Mais pas pour lui‑même: il ne se prend pas pour une vedette. “Etre du côté de la Vérité, voilà ce qui compte”, répète-t‑il. Le tout premier exemplaire du Cheval rouge, c’est à Jean-Paul Il qu’il l’a offert, en 1983, alors que le pape était en visite pastorale dans la Brianza. ‑ Toute chose, dit‑il, est au service de Dieu.
(Jean Sévillia, janvier 2001, Le spectacle du Monde no. 464)